lundi 13 juin 2016

Jésus a-t-il accompli la Torah et ainsi abrogé la Torah?

Cet article comprendra une seconde partie qui est une critique de l'Épître aux Galates.
Les chrétiens répètent en permanence que la Torah est abolie, parce que Jésus l'aurait accomplie. Or à y regarder de plus près, on peut constater que c'est loin d'être le cas. Cette accomplissement de la Torah par Jésus est crucial pour les chrétiens, parce que cela leur permet de justifier l'abandon de la circoncision. Ces discussions comportent de nombreuses arrières-pensées; en effet, si Jésus a accompli la Torah, le judaïsme est aboli; si Jésus n'a pas accompli la Torah, c'est le christianisme qui est au moins en partie aboli.

Le gros argument pour affirmer la rupture du christianisme et du judaïsme est tiré des évangiles. En Matthieu 5, 17–20 nous lisons:
17. Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir (πληρόω). 18. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu'à ce que tout soit arrivé (ἕως ἂν πάντα γένηται).
Mélangeant les évangiles, ils s'empressent de mettre ce passage en rapport avec l'Évangile de Jean qui dit (19, 28–30):
28. Après cela, Jésus, qui savait que tout était déjà accompli (ἤδη πάντα τετέλεσται), dit, afin que l'Écriture fût accomplie (τελειωθῇ): J'ai soif. 29. Il y avait là un vase plein de vinaigre. Les soldats en remplirent une éponge, et, l'ayant fixée à une branche d'hysope, ils l'approchèrent de sa bouche. 30. Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit: c'est accompli (Τετέλεσται). Et, baissant la tête, il rendit l'esprit.
Notons immédiatement que les similitudes sont réelles en français, mais bien moins frappantes en grec, puisque Matthieu utilise les verbes plèroô et gignomaï alors que Jean utilise teleô; ces verbes ont des sens similaires mais pas identiques. Ainsi τελέω, teleô a le sens d'accomplir, d'exécuter, de finir, mais aussi d'être initié; πληρόω, plèroô a le sens de remplir, combler, compléter, accomplir; et γίγνομαι, gignomaï a le sens de naître, devenir.

Notons en premier que Jean est le seul à préciser que Jésus dit cela au moment de sa mort.
Matthieu dit (27, 46–52):
46. Et vers la neuvième heure, Jésus s'écria d'une voix forte: Éli, Éli, lama sabachthani? c'est-à-dire: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? 47. Quelques-uns de ceux qui étaient là, l'ayant entendu, dirent: Il appelle Élie. 48. Et aussitôt l'un d'eux courut prendre une éponge, qu'il remplit de vinaigre, et, l'ayant fixée à un roseau, il lui donna à boire. 49. Mais les autres disaient: Laisse, voyons si Élie viendra le sauver. 50. Jésus poussa de nouveau un grand cri, et rendit l'esprit.
Marc dit (15, 34–37):
34. Et à la neuvième heure, Jésus s'écria d'une voix forte: Éloï, Éloï, lama sabachthani? ce qui signifie: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? 35. Quelques-uns de ceux qui étaient là, l'ayant entendu, dirent: Voici, il appelle Élie. 36. Et l'un d'eux courut remplir une éponge de vinaigre, et, l'ayant fixée à un roseau, il lui donna à boire, en disant: Laissez, voyons si Élie viendra le descendre. 37. Mais Jésus, ayant poussé un grand cri, expira.
Luc dit (23, 46):
46. Jésus s'écria d'une voix forte: Père, je remets mon esprit entre tes mains. Et, en disant ces paroles, il expira.
Comme on peut le constater, tous les évangiles diffèrent sensiblement:

  • Jean: Jésus demande à boire; 
  • Matthieu et Marc: Jésus invoque Dieu; 
  • Luc ne dit rien de cela.
  • Jean: Jésus dit que tout est accompli; 
  • Matthieu et Marc disent qu'il poussa un cri et expira; 
  • Luc dit que Jésus a dit qu'il remettait son esprit entre les mains du Père et expira. 

Première remarque: l'Évangile de Jean est le plus complexe des évangiles, il fut de nombreuses fois réécrits (Boismard compte jusqu'à 5 mains différentes), amputés, augmentés, mutilés, refaçonnés, réarrangés, etc. Ce que tous les théologiens sont aussi d'accord d'admettre, c'est que l'Évangile de Jean a plus tendance que les autres évangiles à théologiser, c'est-à-dire, non à raconter une histoire vue, mais plutôt à réécrire l'histoire d'un point de vue théologique, ce qui est d'autant plus problématique que les différents participants à son élaboration avaient tous des points de vue très différents. Autrement dit, l'idée que Jésus aurait dit en mourant C'est accompli est très probablement fausse; les versions de Matthieu-Marc (le râle avant de mourir) ou la parole d'après Luc sont nettement plus vraisemblables.
Venons-en au passage de Matthieu. Au verset 17, au lieu de traduire par accomplir, il serait plus simple de traduire par compléter. En fait, dans la tradition juive il existe plusieurs écoles qui ont des points de vue différents sur la prophétie. Pour les pharisiens et pour les sadducéens, la prophétie a cessé; lorsque des cas non prévus par le Loi se présentent, les pharisiens disent qu'il faut suivre la tradition orale, alors que les sadducéens estiment qu'il faut rester le plus proche de la lettre de la loi; c'est d'ailleurs aussi ce qu'estiment les Esséniens, mais pour ces derniers, la prophéties continue, autrement dit, ils estiment que des prophètes vont venir à des intervalles réguliers compléter les parties non encore révélées de la Loi.
La question qu'il convient de préciser, c'est pourquoi Jésus dit qu'il ne vient pas pour abolir la Loi? En fait, la réponse est très complexe. Soit on admet que le Discours sur la montagne a été fait au début de sa prédication et alors on ne comprend pas trop pourquoi il le dit; soit on pense que le discours sur la montagne regroupe différents enseignements, et alors on pourrait supposer que Jésus a dit cette parole parce qu'il aurait affirmé quelque chose qui contredisait la Torah, mais comme nous ignorons quoi, nous ne pourrions nous engager sur cette voie que s'il n'existe aucune autre explication. Or il en existe une, qui correspond en plus au verset au 18. Si l'on se réfère à la tradition ésotérique juive, quand le monde prendra fin, la Loi sera abolie, parce que les humains deviendront comme des anges et alors ils se comporteront naturellement bien, parce que le mauvais penchant (l'Esprit de perversion des manuscrits esséniens) aura été anéanti. Jésus dit donc simplement dans ce passage que les temps qui verront la restauration du monde ne sont pas encore arrivé, mais qu'il va entre temps préciser certains passages problématiques de la Torah sans pour autant contrevenir à la lettre de la Torah. L'expression jusqu'à ce que tout soit arrivé, signifie simplement l'accomplissement du royaume messianique réel, c'est-à-dire quand les cieux et la terre auront été remplacés par de nouveaux cieux et une nouvelle terre. Le sens des versets est donc:
17. Ne croyez pas que je sois venu pour [annoncer que] la Torah est abolie (ou les prophètes, tradition secondaire); je suis venu non pour abolir (au sens d'annoncer l'imminence de la fin des temps), mais pour remplir (au sens de donner de nouvelles instructions). 18. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu'à ce que la fin des temps soit venue.
Comme on le voit, le sens exact dit le contraire de ce qu'on pense habituellement; on prend ce genre de passage comme si Jésus ne s'adressait pas à des Juifs qui connaissent leurs traditions, on croit qu'ils ont été écrits pour des non-juifs qui ne connaissent pas le judaïsme, et on arrive seulement à des contre-sens. Jésus s'inscrit parfaitement dans la tradition juive. Nous sommes face aux évangiles comme des gens de l'an 3000 qui trouveraient un livre avec l'expression «casser sa pipe», et qui se demanderaient qu'elle pourrait avoir été l'importance du fait qu'une pipe soit cassée ou non. Si ces chercheurs devaient finalement trouver un dictionnaire d'argot, ils comprendraient alors que «casser sa pipe», signifie simple «mourir». Les chrétiens font tout pour comprendre Jésus comme s'il avait été un non-juif qui s'adressait à des non-juifs; alors que Jésus était un Juif qui enseignait à des Juifs, et qui plus est, des Juifs formés dans leurs traditions.
En plus, comme nous avons pu le constater, Jean s'est complètement fourvoyé dans cet accomplissement qu'il a supposé à Jésus. La fin des temps n'est pas arrivé, la Loi est donc toujours d'actualité.
Dans notre interprétation, nous avons supposé que le passage a été bien transmis et bien traduit, ce qui n'est pas certain, puisque Marcion prétendait qu'il avait eu dans son original que Jésus affirmait qu'il était venu abolir la Loi, sans autres précisions; et l'Évangile des Ébionites affirme que Jésus a dit qu'il était venu abolir les sacrifices, aussi sans autres précisions. Dans le premier cas, cela pourrait signifier qu'il était venu abolir certaines traditions orales erronées; dans le second, le passage est trop imprécis, mais pourrait rappeler l'injonction de Rabbi Shammay qu'il fallait abolir les sacrifices en faveur de l'Empereur de Rome, si tel était le cas, cela montrerait bien le caractère nationaliste de Jésus.

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