jeudi 18 février 2016

Les écoles juives anciennes: pharisiens, sadducéens et esséniens: Qui sont-ils, quelles sont leurs eschatologies respectives, et quels sont leurs rapports avec le christianisme original?

Les trois écoles qui existaient à l'époque du Second Temple et qui furent semble-t-il, en guerre les unes avec les autres, sont assez difficiles à distinguer et à comprendre. Et cela, d'autant plus que les textes qui nous sont parvenus sont en général polémiques, et noircissent tant qu'ils peuvent leurs adversaires.
Quand les manuscrits de Qumran furent découverts, un texte resta longtemps caché et fut l'objet d'intenses débats: il s'agit de 4QMMT. 4Q pour Qumran Grotte 4 et MMT pour Miqsat Ma’ase ha-Torah (Quelques préceptes de la Torah); il ne s'agit pas du titre original qui est, hélas, perdu, mais du titre donné par un des chercheurs ayant travaillé sur les fragments; nous ne reviendrons pas sur les polémiques relatives à sa publication qui furent nombreuses, et qui donna même lieu à des débats judiciaires. 
4QMMT fut comme une bombe, trouvé en plusieurs exemplaires à Qumran, certes tous fragmentaires, il contenait des décisions relatives à l'interprétation de la Torah, qui sont décrites dans le Talmud, comme étant celles des sadducéens. 
La question devenait: mais que vient faire un texte sadducéen dans les manuscrits de Qumran, censés être esséniens? 
La réponse n'est pas aussi complexe qu'on veut le croire, la lecture comparée des Pesharîm et de l'Écrit de Damas, montre que ce dernier traité ne connaît que deux écoles: celle de l'auteur et la congrégation des traîtres, surnommée Ephraïm; les Pesharîm connaissent eux trois écoles: celle de l'auteur (la même que celle de l'auteur de l'Écrit de Damas), une école surnommée Ephraïm et une autre surnommée Manassé. Éphraïm fut assez facilement identifié aux pharisiens, à cause de la similitude phonétique; Manassé devait alors correspondre aux sadducéens. Les raisons de ce surnom demeuraient mystérieuses, mais ce n'est pas aussi difficile à comprendre qu'on ne le pensait: Manassé se réfère au grand-père d'un lévite qui servit des idoles or, il est vraisemblable que ce lévite était le petit-fils de Moïse: en effet, dans le texte massorétique de Juges 18, 14–31, Manassé s'écrit M N S H (מנשה), mais le nun (נ) est suscrit; si on le retire, il reste les lettres M S H (משה) qui sont celles du nom hebreu de Moïse, Moshèh. De plus le père de ce lévite est appelé Gershom qui est le nom de l'un des fils de Moïse. Manassé désigne donc des prêtres ou qohanîm qui ont rallié le camp ennemi. Cela correspond parfaitement aux sadducéens, dont Flavius Josèphe dit:
Leur doctrine n'est adoptée que par un petit nombre, mais qui sont les premiers en dignité. Ils n'ont pour ainsi dire aucune action; car lorsqu'ils arrivent aux magistratures, contre leur gré et par nécessité, ils se conforment aux propositions des Pharisiens parce qu'autrement le peuple ne les supporterait pas [l'application des peines par les sadducéens était bien plus rigoureuse que chez les pharisiens]. [Antiquités Juives, Livre XVIII, chapitre I, §4]
Comme on le voit les sadducéens n'appliquent pas leur propre doctrine, mais appliquent la doctrine de leurs ennemis, les pharisiens. Esséniens et sadducéens ont donc la même doctrine, mais les premiers préfèrent ne pas servir au Temple qu'y servir en appliquant des préceptes qui souillent, à leurs yeux, le culte de Dieu; c'est d'ailleurs la raison de 4QMMT qui réclame le retour à l'application des préceptes traditionnels au Temple et l'abolition des préceptes pharisiens.
Sadducéens et esséniens sont donc une seule et même école à l'origine qui s'est séparée quand les pharisiens prirent le pouvoir et appliquèrent leurs décisions au Temple, c'est-à-dire, à l'époque d'Hyrcan II et de Salomé Alexandra; sombre période qui vit l'assassinat du Maître de Justice. De plus, on constate que dans l'Écrit de Damas, les esséniens s'appellent les «Fils de Sadôq» — c'est-à-dire, les Justes, donc les Sadducéens. 

On a souvent fait des sadducéens, des littéralistes, ce qu'ils furent certainement, mais cette définition est insuffisante. Leur principale polémique, qui était donc aussi celle des esséniens, contre les pharisiens concerne les récompenses après la mort. Les sadducéens sont présentés comme ceux qui refusent la résurrection des morts dans les évangiles et d'ailleurs aussi dans le Talmud
Nous ne pensons pas que ni les sadducéens, ni les esséniens ne refusaient la résurrection des morts, mais qu'ils différaient sur le système des récompenses consécutives à la résurrection des morts.
Le Traité des Pères, qui est inclus dans le Talmud, a conservé un précepte sadducéen, c'est celui d'Antigone de Sokhos, disciple de Shiméon le juste, qui disait: 
Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent leur maître afin de recevoir un salaire; soyez plutôt comme des serviteurs qui servent leur maître sans en attendre de rémunération, et que plutôt la crainte de Dieu soit sur vous. [Traité des Pères, chapitre I, §3.]
Notons que dans le Traité de rabbi Nathan, il est précisé que le serviteur recevra une double rémunération dans l'autre monde, ce qui est un contre-sens par rapport au précepte du Traité des Pères, mais est plus conforme à la vision pharisienne.
Cette maxime a une similitude à une parabole des évangiles, celle du Serviteur inutile, conservée seulement en Luc 17, 7–10:
Qui de vous, ayant un serviteur qui laboure ou paît les troupeaux, lui dira, quand il revient des champs: “Approche vite, et mets-toi à table?” Ne lui dira-t-il pas au contraire: “Prépare-moi à souper, ceins-toi, et sers-moi, jusqu’à ce que j’aie mangé et bu; après cela, toi, tu mangeras et boiras?” Doit-il de la reconnaissance à ce serviteur parce qu’il a fait ce qui lui était ordonné? Vous de même, quand vous avez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites: Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire.
Le véritable débat entre pharisiens et esséno-sadducéens n'est donc pas concernant la réalité ou non de la résurrection; mais, bien à déterminer si l'application de la Torah est une obligation pour l'homme ou si son application amène à l'homme une récompense qu'il n'aurait pas eue en ne l'appliquant pas.
Posons le problème en termes modernes. L'État fixe des dates avant lesquelles, chaque citoyen doit remettre sa déclaration fiscale; l'État détermine aussi toutes sortes de normes, relativement à la vitesse maximum à laquelle on peut rouler.
Les pharisiens estiment que l'État devrait donner 1000 euros à celui qui remet à temps sa déclaration fiscale et 1000 euros à celui qui roule moins vite que la vitesse limite... 
Les esséno-sadducéens estiment que l'État ne doit pas récompenser ceux qui remettent à temps leur déclaration fiscale, mais punir ceux qui la remettent en retard; pareillement ils estiment que l'État ne doit pas récompenser ceux qui respectent les limitations de vitesse, mais punir ceux qui dépassent la vitesse maximum autorisée.

Pharisiens et Esséno-sadducéens diffèrent donc fondamentalement sur l'approche de la Torah: pour les pharisiens, étudier la Torah permet à l'homme d'accumuler du mérite qui le mènera à sa récompense; pour les esséno-sadducéens, appliquer la Torah est une obligation, il n'y a aucune récompense à en attendre, l'homme qui n'a pas appliqué la Torah sera simplement puni de son non respect des règles édictées par Dieu pour l'homme.

Mais qu'en tirer du point de vue de la résurrection finale des hommes: Les opinions des esséno-sadducéens ne nous sont pas parvenues suffisamment complètement pour que nous puissions faire autre chose que les supposer: les esséno-sadducéens ont donc dû estimer à une certaine époque que tous les hommes étaient promis à la résurrection, mais que certains passeront mieux que d'autres la période intermédiaire entre la mort et la résurrection finale: celui qui a respecté les préceptes de la loi sera traité avec douceur par les anges de miséricorde (voir le pauvre Lazare consolé par Abraham, en Luc 16, 19–31), quant à celui qui n'a pas respecté les préceptes de la loi et commis des crimes majeurs, comme pratiquer l'injustice, voler, tuer, commettre des crimes contre Dieu, etc. sera puni pendant cette période et soumis à la puissance des anges de destruction qui arracheront ses fautes (voir le sort du mauvais riche dans la Parabole du pauvre Lazare, en Luc 16, 19–31); en effet, il est absurde de supposer que l'homme serait condamné après la résurrection, puisqu'il aura un corps rénové, il ne peut expier ses fautes qu'avant la résurrection. Cette expiation n'est pas une punition au sens strict, il s'agit d'une purgation violente, un peu comme si un dentiste vous arrachait toutes vos dents sans prendre la peine de vous endormir, ou si vous êtes blessé par une balle, il faut que vous cautérisiez la blessure par le feu, cela permettra d'empêcher une infection microbienne de se répandre à tout l'organisme, mais cela reste très douloureux; les fautes que nous faisons laissent des traces dans nos âmes, et elles sont purgées par le feu des anges de destruction. 

Distinguer les pharisiens des sadducéens et des esséniens, n'est en rien facile, mais on pourrait poser les distinctions suivantes: 
  • les pharisiens sont ceux du Sanhédrin, ce sont les futurs rabbins; les sadducéens et les esséniens sont ceux du Temple; 
  • les responsables pharisiens sont issus de toutes les tribus juives; les responsables esséniens et sadducéens sont exclusivement des prêtres et secondairement des lévites;
  • les pharisiens sont les auteurs d'une interprétation dynamique de la Torah qui visait à motiver chaque juif à l'étudier, les esséno-sadducéens sont archaïques: obéir à la Torah est une simple obligation, il n'y a aucun mérite à la faire, mais désobéir à la Torah est susceptible de pénalités.
  • les pharisiens furent probablement plus ouvert à la culture grecque que les sadducéens qui restaient des nationalistes judéens; Philon d'Alexandrie est plutôt un sadducéen, il utilise la philosophie grecque mais la retourne contre elle.
  • la domination des pharisiens sur le Temple doit être considérée comme très partielle, très forte au moment de Salomé Alexandra, elle restera contestée par les qohens plutôt sadducéens; la domination romaine va compliquer les choses: les pharisiens se retirent au Sanhédrin en tentant d'imposer leurs décisions; les sadducéens restent au Temple; et les esséniens préparent la nouvelle révolution assidéenne.
  • les pharisiens recherchent un compromis avec Rome; les sadducéens pas vraiment et les esséniens certainement pas, ils attendent leur heure.
  • les pharisiens ont une application plus molle des peines; alors que les sadducéens et les esséniens sont rigoureux au dernier degré. 
  • Le sionisme doit être considéré comme un néo-sadducéisme, au sens où pour les pharisiens celui qui domine la Judée n'est pas important tant que la Torah est pratiquée, alors que pour les esséno-sadducéens, les Juifs doivent dominer la Judée conformément aux préceptes bibliques.
  • Les pharisiens ont aussi développé une perspective eschatologique dans laquelle l'appartenance au peuple Juif permet le pardon automatique des fautes par Dieu; les sadducéens refusaient cela, et estimaient que le Juif était responsable de ses actes face à Dieu.
  • La négation de la résurrection par les sadducéens est douteuse, il semble plutôt qu'ils estimaient qu'il était dangereux et inexact d'en parler comme d'une récompense dont pourraient bénéficier quelques élus.

CONCLUSION

Les esséno-sadducéens pourraient avoir développé une eschatologie dans laquelle le jugement suit immédiatement la mort; l'homme a trois solutions après la mort: 
  • expier par la rigueur s'il a fait subir aux autres des souffrances ou a commis des actions à leur encontre; 
  • bénéficier de la miséricorde, si ses souffrances ont perturbé sa neshamah (d'après la parabole du pauvre Lazare, qui est consolé mais pas ressuscité); 
  • atteindre directement un état angélique, qui consiste en l'acquisition d'un corps spirituel si sa pratique spirituelle a été ferme pendant sa vie. 
L'idée d'un jugement final et collectif est basée sur notre vision, bien humaine, d'une succession des temps, mais qu'est-ce qu'une succession des temps dans l'éternité?
Quelques passages subsistants dans les évangiles font clairement de Jésus un esséno-sadducéen; ces passages ne sont pas majoritaires, mais existent et doivent impliquer que chaque chrétien s'interroge sur les écritures réellement originales des évangiles, et les réécritures tardives des évangiles.


QUESTIONS ANNEXES: les crimes contre Dieu, le repentir, la croyance en Jésus et Platon 

Qu'est-ce qu'un crime contre Dieu?

Nous développerons en autre endroit la question des délits dont seuls trois types existent: 
  • ceux commis contre soi-même; 
  • ceux commis contre les autres; 
  • et ceux commis contre Dieu. 
Les crimes contre Dieu sont évidemment les plus complexes à comprendre, par exemple, certains intégristes feraient de pratiques sexuelles des crimes contre Dieu: les pratiques sexuelles sont simples à définir: il y a celles qui sont autorisées et celles qui sont interdites. Celles qui sont interdites mais qui ne font aucun tort aux autres concernent la personne qui les pratique et c'est tout; puis, il y a celles qui sont interdites et qui causent du tort aux autres comme la pédophilie ou le viol: celui qui fait cela mérite d'être puni très durement en ce monde et dans l'autre, mais ce ne sont assurément pas des crimes contre Dieu.
Les crimes contre Dieu consistent à violer les domaines réservés de Dieu: les peuples, les espèces et la terre qui appartient à Dieu. Ainsi, celui qui commet un génocide, commet un crime contre les autres, et aussi un crime contre Dieu; quant à ceux qui mélangent des espèces entre elles comme le font les fabricants d'OGM, ils commettent des crimes contre Dieu (s'il n'a déjà pas permis de mélanger du lin d'origine végétale et de la laine d'origine animale, à plus forte raison, il est interdit de mélanger les gènes d'espèces différentes entre elles); de même, ceux qui enterrent des déchets toxiques sans les traiter et qui deviennent susceptibles d'empoisonner les gens ou leurs descendants, simplement parce qu'ils vivent à proximité, commettent un crime contre Dieu, car la terre appartient à Dieu. De plus, ces pollutions peuvent altérer le code génétique humain qui appartient à Dieu et donc sont bien des crimes contre Dieu. 

Le repentir

Le repentir ne sait concerner que les fautes que nous avons commises contre nous même (ne pas respecter le sabbat, ou certaines prescriptions relatives à la sexualité, mais pas dans les époques anciennes), les fautes faites contre les autres ou contre Dieu restent punissables dans ce monde et dans l'autre; mais même en cas de repentir, une action réparatrice est indispensable.

Jésus sauve-t-il les méchants?

Que la croyance en Jésus nous permette d'effacer nos péchés est fondamentale dans le christianisme: certains ont pourtant abusé de cette affirmation et en ont tronqué le sens. En effet, les affirmations ambiguës des évangiles insultent le Juge suprême, laissant croire aux hommes qu'en croyant en Jésus, leurs fautes seront effacées et qu'ils échapperont à la colère de Dieu. Certains croient peut-être que le juge est corruptible et que si l'on croit en lui, il fera preuve de miséricorde envers nos crimes; de telles croyances vont à l'encontre du bon sens et insultent le Juge suprême (pour nous, en tant que Nazaréen, le Fils de l'Homme, pour les chrétiens, Jésus, qui est d'après eux la manifestation unique du Fils de l'Homme, croyance que nous ne partageons pas). Croire en Jésus, si cela nous pousse à observer la Torah, c'est très bien; croire en Jésus, si cela nous pousse à faire n'importe quoi, c'est perdre son temps. 
Notons que cette perspective de salut par l'appartenance à un groupe existe en des degrés divers dans le judaïsme, dans le christianisme et dans l'islam.

Platon!

La conception de Platon que nul n'est méchant volontairement est en définitive rejetée; l'homme est responsable de ses actes bons et mauvais. 

— Stephan HOEBEECK



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