jeudi 31 décembre 2015

Qui est le chef des rois de Yavan ?

Dans l’Écrit de Damas, on trouve la mention d’un mystérieux chef des rois de Grèce ou de Yavan. Examinons d’abord le texte qui dit :
7. ...qu’ils ont fait chacun ce qui est droit à ses propres yeux 8. et ont choisi chacun selon l’obstination de son cœur ; qu’ils ne se sont pas tenus à distance du peuple, mais qu’ils se sont laissés aller délibérément, 9. marchant dans la voie des impies dont Dieu dit : le venin des serpents (est) leur vin 10. et le poison des aspics est cruel. (Deut. 32, 33). Les serpents se sont les rois des peuples ; et leur vin, ce sont 11. leurs voies ; et la tête des aspics, c’est le chef [ou la tête] des rois de Grèce [Yavan], celui qui est venu pour faire 12. vengeance sur eux. Mais de tout cela, ils n’ont rien compris, ceux qui érigent le mur intérieur et le recouvrent de plâtre, car 13. celui qui sème du vent et vaticine avec mensonge, il avait vaticiné pour eux, si bien que la colère de Dieu s’enflamma contre toute sa congrégation. [Traduction David Hamidovic: L’Écrit de Damas : Le Manifeste essénien. Édition introduite, établie, traduite et annotée, par David Hamidovic. Paris-Louvain, «Collection de la Revue des Études juives». Peeters, 2011. Les passages entre crochets sont de nous, CD A VIII, lignes 7–13. ]
David Hamidovitch, dans ses notes à sa traduction de l’Écrit de Damas, précise que
la locution «tête des roi de Grèce» suggère un personnage vainqueurs des rois séleucides. Son identification est difficile, car elle dépend de la traduction du verbe «venir». Si on traduit par un présent historique ou un passé, «celui qui vient» ou «celui qui est venu», le personnage est une figure du passé, on peut penser au Romain Pompée en 63 av. J.-C., mais la date paléographique des manuscrits 4Q266, 4Q268 et 4Q270 indique une date de composition antérieure à cet événement. C’est pourquoi, on suggère une allusion à la victoire romaine à Magnésie de Sypile en 190 av. J.-C. Le chef des roi séleucides serait donc Rome. Si on traduit le participe par un futur, «celui qui viendra», une figure vengeresse est attendue, peut-être une figure eschatologique voire un messie royal. On préfère reconnaître une figure du passé, parce que la métaphore de la «tête des aspics» est curieuse s’il s’agit d’une figure espérée. [Idem, page 54.]
Dans sa préface [Ibidem, page x.], David Hamidovic mentionne la date paléographique de ces trois manuscrits qui sont supposés avoir été écrits pendant la première moitié du Ier siècle avant J.-C., donc entre –100 et –50. La paléographie n’étant pas une science exacte, d’autres spécialistes [Mentionné sur le site http://www.deadseascrolls.org.il où l’on peut découvrir la reproduction des manuscrits de Qumran et de Massada, et d’autres encore.] estiment que 4Q268 et 4Q270 doivent plutôt être datés de la période hérodienne, donc entre –40 et 0. Rien ne s’oppose donc à ce que ce chef des rois de Yavan soit Pompée. C’est d’ailleurs la principale identification que retiennent les différents spécialistes, comme André Dupont-Sommer dans sa traduction à l’Écrit de Damas, publiée dans La Bible — Écrits Intertestamentaires. [Page 159. Édition publiée sous la direction d’André Dupont-Sommer et de Marc Philonenko. « La Pléiade », Éditions Gallimard, nrf, Paris, 1987.] Signalons l’opinion alternative de Ben Zion Wacholder qui estime plutôt que le chef des rois de Yavan serait Alexandre le Grand et y voit une allusion au transfert de souveraineté de la Judée qui de perse devint grecque. [Page 242. Ben Zion Wacholder. The New Damascus Document — The Midrash on the Eschatological Torah of the Dead Sea Scrolls: Reconstruction, Translation and Commentary. Leyden, Brill, 2007.]
Ces interprétations, quoi qu’elles semblent logiques sont pourtant fausses. 
L’Écrit de Damas s’oppose à un groupe d’homme qu’il appelle de différents noms, dont «congrégation des traîtres» et «chercheurs des choses flatteuses». Ce dernier terme se retrouve dans le Pesher Nahum et désigne ceux qui se révoltèrent contre Alexandre Jannée
2. [...] Son interprétation concerne Démé]trius, roi de Yavan [Grèce, c’est-à-dire, la Syrie dans ce cas-ci], qui avait cherché à entrer à Jérusalem selon le conseil des chercheurs des choses flatteuses [en hébreu dôrshî hahalaqôth.] 3. [mais celui-ci n’y entra pas, car Dieu ne l’a pas livrée] dans les mains des rois de Yavan depuis Antiochus [c’est-à-dire depuis Antiochus Épiphane] jusqu’à l’arrivée des chefs des Kittim [il s’agit des Romains dirigés par Pompée] ; et après elle sera piétinée [par les Romains en –63.] [Pesher Nahum II, 2–4.]
Ces événements sont mentionnés aussi par Flavius Josèphe, qui dit qu’un groupe non nommé se révolta contre le roi de Judée Alexandre Jannée et fit alliance avec le roi grec de Damas, Démétrios III, afin de s’en débarasser. Mais une partie de ceux qui suivaient Démétrios se soumirent à Jannée ; ce qui l’empêchera de profiter de sa victoire et l’obligera à rentrer dans son royaume. Ce groupe continuera à se révolter et ses membres seront finalement capturés par Jannée et crucifiés, événements que l’on trouve mentionnés dans le Pesher Nahum (colonne II, lignes 4–8), comme dans Flavius Josèphe (Antiquités, livre XIII, aux chapitres XIII et XIV). Ce groupe, Flavius Josèphe ne dit pas qu’il s’agit des pharisiens dans leur ensemble, mais on comprend aisément avec d’autres mentions de cet auteur que ce groupe est sous-groupe des pharisiens. On peut donc déduire que si l’ensemble des pharisiens s’opposaient à la politique de ce roi, seule une partie d’entre eux entrèrent en révolte ouverte. Les raisons de cette révoltes nous sont inconnues, mais plutôt que de chercher dans une contestation de personnes, ou dans des changements calendaires, peut-être serait-il mieux d’estimer que cette révolte, comme la plupart des révoltes, provient soit d’une augmentation de la pauvreté, soit d’une hausse des impôts, cette dernière solution nous semble la plus vraisemblable. La congrégation des traîtres désigne bien les pharisiens qui se révoltèrent ouvertement contre Jannée, mais probablement aussi, ceux qui soutinrent cette révolte.
Le chef des rois de Yavan est donc contemporain de cette époque, il ne s’agit certainement pas de Pompée, qui a restitué la grande-prêtrise à Hyrcan II, soutenu par les pharisiens et qui ne semble pas avoir frappés les pharisiens. Nous pensons que l’interprétation du passage est bien plus subtile. 
Reprenons l’Écrit de Damas qui parle de ceux qui 
se sont laissés aller délibérément, 9. marchant dans la voie des impies dont Dieu dit : le venin des serpents (est) leur vin 10. et le poison des aspics est cruel. (Deut. 32, 33).
Voyons maintenant le passage crucial qui dit : 
les serpents se sont les rois des peuples
C’est-à-dire Démétrios III. 
Et leur vin, ce sont 11. leurs voies.
C’est-à-dire la voie de la trahison ou voie des impies. L’auteur accuse des hommes d’avoir suivi, de manière impie, un roi étranger ; nous sommes donc bien dans le cadre de la révolte contre Jannée et de l’appel que firent certains des révoltés auprès de Démétrios III. 
Nous arrivons au passage crucial qui a suscité tant d’incompréhensions :
Et la tête des aspics, c’est le chef [ou la tête] des rois de Grèce [Yavan], celui qui est venu pour faire 12. vengeance sur eux. 
Notons en premier que les «aspics», ce sont les «rois de Grèce», c’est-à-dire dans ce cadre narratif, Démétrios III. Mais alors qui est le «chef des aspics» et le «chef des rois de Grèce» qui «est venu faire vengeance sur eux» ? Ce n’est ni Pompée ni Démétrios III, ni Alexandre Jannée, mais Dieu Lui-même qui détermine et dirige toutes choses, y compris les rois de Grèce. Le passage suggère donc qu’ils n’auraient pas dû placer leurs espoirs dans des rois étrangers, mais bien dans le Dieu d’Israël qui commande à tous les êtres. C’est pour cela que l’auteur dira encore d’eux qu’ils
7. ...ont fait chacun ce qui est droit à ses propres yeux 8. et ont choisi chacun selon l’obstination de son cœur.
Ils ont fait ce qu’ils croyaient bien pour eux et ils ont été punis pour s’être opposés à la volonté de Dieu.
Les esséniens professent le déterminisme le plus radical, dans lequel Dieu domine directement sur toutes choses et sur tous les êtres : pour l’auteur, ce n’est pas Jannée qui les a mis à mort, c’est Dieu Lui-même qui les a mis à mort ; Jannée n’a été qu’un instrument, comme les croix auxquelles ils étaient attachés, comme les clous qui les tenaient suspendus. Pour comprendre les manuscrits de Qumran, il faut s’imprégner de leurs conceptions ; sans quoi, elles nous demeureront aussi fermées qu’une forteresse.
Quant au vaticinateur de mensonge, son nom n’est pas donné par les manuscrits, ni non plus par Flavius Josèphe, mais dans la mesure où le Talmud mentionne que les chefs pharisiens de cette époque sont Yehudah ben Tabbay et Shiméon ben Shetah, il est probable que ce fut l’un de ces deux qui était visé par le sobriquet.
Le passage en question ne visant pas Pompée, il est clair que la prise de Jérusalem par les Romains lui est inconnue. Dans la citation, deux phrases montrent que l’auteur a connaissance du sort des insurgés et qu’il approuve pleinement leur exécution :
11. [...] le Chef des rois de Grèce, Celui Qui est venu pour faire 12. vengeance sur eux.
Et :
12. [...] car 13. celui qui sème du vent et vaticine avec mensonge, il avait vaticiné pour eux, si bien que la colère de Dieu s’enflamma contre toute sa congrégation.
Cette interprétation permet aussi de situer le cadre temporel de la rédaction de l’Écrit de Damas, légèrement après la mort de Jannée et certainement bien avant la prise de Jérusalem par Pompée, donc vers –75.
Ces points sont aussi importants pour comprendre la théologie des manuscrits de Qumran dont les auteurs, du moins celui de l’Écrit de Damas, refusent l’idée de providence (ou d’un quelconque intermédiaire comme le logos de Philon d’Alexandrie) pour expliquer l’action de Dieu sur terre; pour lui, l’action de Dieu est directe et s’exerce sans intermédiaire.
Remarquons d’ailleurs que dans l’Apocalypse de Jean, on lit la phrase suivante qui rejoint parfaitement l’interprétation que nous avons proposée:
et de la part de Jésus Christ, le témoin fidèle, le premier-né des morts, et le prince des rois de la terre (ὁ ἄρχων τῶν βασιλέων τῆς γῆς)!
Jésus, donc Dieu pour les chrétiens est le «prince des rois de la terre» dans l’Apocalypse, comme le «chef des rois de Yavan», est pour l’auteur de l’Écrit de Damas, Dieu Lui-même. Cette convergence, au niveau d’une expression si particulière, méritait d’être mentionnée.

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